« Notre système économique et industriel, tel James Dean au volant de sa voiture dans La Fureur de
Vivre, nous propose d’appuyer à fond sur l’accélérateur, en espérant que l’on inventera les ailes avant d’atteindre la falaise. Mais on a vu que ces ailes (les innovations techniques) n’auront pas la voilure ou la portance nécessaire pour éviter le crash. Qu’on le veuille ou non, ne reste donc que
l’option, très rationnelle, d’appuyer sur la pédale de frein : réduire, au plus vite et drastiquement, la consommation de ressources par personne. […] L’enjeu n’est pas entre croissance et décroissance, mais entre décroissance subie – car la question des ressources nous rattrapera à un moment ou à un autre – ou décroissance choisie[1] ».
Bien qu’elle n’ouvre pas le livre, cette citation résume à elle seule le constat posé par l’auteur pour construire sa réflexion. Notre monde globalisé repose sur la recherche perpétuelle d’une croissance infinie (dans un monde fini) du Produit Intérieur Brut (PIB) des Etats. En produisant toujours plus de biens et de services, cette « mystique de la croissance[2] » entraîne une terrible gabegie de ressources naturelles, pour la plupart peu ou pas renouvelables : air, eau, terre, végétaux, animaux, métaux, énergies fossiles…
A court ou moyen terme, cela risque d’entraîner un « pic de tout » (peak everything), c’està-dire qu’une fois atteint le maximum d’utilisation des ressources, leur accès et leur disponibilité vont décroître, plus ou moins brutalement. Que faire face à cette situation ?
Les « tartes à la crème » des high-tech
Depuis l’apparition du concept de « Développement Durable », dans le rapport Bruntland en 1987[3], la croyance en un découplage entre la croissance du PIB et notre empreinte écologique s’est rapidement répandue. Selon ce concept, l’innovation, notamment par les « high-tech » ou technologies de pointe, nous permettrait de réponde au triple enjeu environnemental (souvent ramené au changement climatique), social (réduire les inégalités entre les 7 milliards d’êtres humains) et économique (retrouver la fameuse croissance).
Ainsi, pour faire face à l’épuisement des énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz), les hightech nous promettent un avenir basé sur les « énergies vertes ». Panneaux solaires, éoliennes, énergie marémotrice, géothermie… Les énergies renouvelables produiraient de l’électricité « verte », qui alimenterait des voitures électriques, forcément « propres » elles aussi, en remplacement de nos vieilles et sales guimbardes à l’essence et au diesel.
Les métaux s’épuisent ? Grâce à « l’économie circulaire » et au recyclage, les déchets d’hier sont les ressources de demain. Les débris de scieries alimentent des chaufferies « biomasse », et les débris agricoles sont méthanisés ou transformés en biocarburants.
Quant à tous les usages chimiques nés des dérivés du pétrole (plastiques, cosmétiques, médicaments…), ils seront désormais assurés par la « biochimie » en lieu et place de la chimie organique classique. Au lieu de synthétiser des molécules à partir d’hydrocarbures, il suffirait de les extraire d’organismes vivants, en particulier végétaux.
Bref, on nous annonce des lendemains qui chantent au pays des high-tech, du « développement durable » et de la « croissance verte ».
En réalité, ces artifices high-tech sont, pour la plupart, encore balbutiants voire toujours dans les cartons des chercheurs et ingénieurs. Dans le meilleur des cas, ils pourraient peut-être pallier aux besoins d’une minorité de personnes ou de certains pays riches, ayant les moyens de les acquérir et de les mettre en œuvre. Mais quid des « restes du Monde » ?
C’est justement l’une des qualités première de l’ouvrage de Philippe Bihouix : montrer que ces réponses high-tech, par « le haut » ou « l’innovation », ne sont au mieux que des gadgets, au pire des solutions irréalistes – et dans la plupart des cas irresponsables. L’auteur démontre, chiffres et analyses officielles à l’appui[4], que les ordres de grandeur en jeu sont tout simplement trop importants pour que cette orientation résolve à elle seule l’équation.
Même si nous décidions de remplacer les énergies fossiles et nucléaires par les énergies renouvelables (EnR), où trouverions-nous la quantité nécessaire de métaux pour construire, à besoins et demande équivalents, toutes les éoliennes, panneaux solaires, voitures électriques, batteries, outils numériques nécessaires ? Le taux de recyclage effectif des métaux est inférieur à 25%, et à chaque cycle de la matière est perdue. Pire, de nombreux objets (dont les pales de nos éoliennes) sont constitués d’alliages métalliques complexes que nous ne savons pas recycler : en fin de vie, ils seront tout bonnement perdus.
Quant à la biochimie, elle supposerait de travailler sur des molécules organiques autrement plus complexes que de simples chaînes hydrocarbonées issues du pétrole. Sans parler de l’ineptie constituant à ne pas restituer au sol les résidus agricoles.
Repenser l’ingéniosité et l’innovation humaines
A ce stade, le lecteur s’interroge : l’humanité n’a-t-elle pas su faire preuve d’une ingéniosité et d’une inventivité sans limites ? Jusqu’à présent, nous avons (presque) toujours su faire face aux défis qui se sont présentés à nous, et nos sociétés n’ont jamais été aussi riches (en moyenne). Alors que la technologie nous a permis tant de choses, pourquoi la remettre en cause : la science, comme toujours, saura trouver la solution.
Or, Philippe Bihouix ne remet pas en cause l’ingéniosité humaine, bien au contraire. Simplement, à l’échelle de la planète, toutes ces « innovations » et ces high-tech ne sont pas suffisantes pour répondre à l’appauvrissement des ressources naturelles et à la dégradation de notre environnement. Notre rythme de consommation de ressources est trop rapide, trop effréné. Nous ne disposons pas d’assez de temps pour permettre à d’éventuelles découvertes d’atteindre l’échelle suffisante pour conserver notre mode de vie actuel.
A nouveau, que faire ? Si les high-tech ne sont pas la solution, faut-il se résoudre à retourner à nos bougies et nos cavernes ? A moins d’une catastrophe apocalyptique, une guerre nucléaire ou un désastre climatique, il semblerait que non. En réalité, la réponse est à la fois simple et complexe à appréhender : il nous faut ralentir, réduire nos besoins, relocaliser bref, en un mot, décroître. Quelle idée insupportable pour l’Homme moderne, habitué à toujours plus de vitesse, de high-tech, de gadgets !
Pour rendre un tel avenir plus désirable, et aussi plus concret, Philippe Bihouix mobilise un concept antinomique au mythe des high-tech : les low-tech. Elles sont basées sur sept principes, en apparence triviaux mais fondamentaux :
- Remettre en cause les besoins : à l’instar de Bea Johnson et de sa règle numéro 1 du « Zéro Déchets »[5], la meilleure façon de réduire notre empreinte écologique est de refuser les déchets – donc les besoins et les consommations superflus. Philippe Bihouix cite entre autres : la majorité des objets jetables, le rechapage des pneus plutôt que leur remplacement par des neufs, l’interdiction des dépliants publicitaires…
- Concevoir et produire réellement durable : il s’agit essentiellement d’en finir avec l’obsolescence programmée, pour fabriquer des objets capables de durer le plus longtemps possible. Comment ? Par une garantie constructeur bien plus longue (10 à 20 ans au lieu de 5), ou en visant une certaine standardisation, notamment en limitant au verre blanc et à 3 ou 4 formats la production de bouteilles en verre. Couplée à la mise en place « d’une consigne généralisée et de centres de nettoyage/réembouteillage locaux », cette limitation permettrait une vraie utilisation durable du verre, sans compter un recyclage facilité.
- Orienter le savoir vers l’économie de ressources : si les low-tech peuvent paraître passéistes et donc antinomiques avec l’innovation et la recherche, en réalité elles nécessitent simplement de les orienter vers d’autres finalités. Par exemple, l’émergence de nouvelles techniques agricoles (agriculture biologique, agro-écologie, permaculture) implique l’évolution des manières de cultiver et donc des savoirs en la matière. Sans recherche, sans partage d’expérience et sans formations théoriques ou pratiques, il sera difficile d’amener ces techniques à un niveau suffisant pour satisfaire les besoins alimentaires – et sortir de l’agriculture industrielle.
- Rechercher l’équilibre entre performance et convivialité : les high-tech sont de plus en plus sophistiquées, nécessitent des processus industriels complexes pour leur fabrication et ne sont pas facilement réparables par le plus grand nombre : elles ne sont pas suffisamment résilientes. Il faut par conséquent évoluer vers des technologies plus robustes, plus simples, accessibles et « conviviales », c’est-à-dire manipulables localement et par le plus grand nombre. Ainsi, plutôt que d’étendre un peu plus le macro-système électrique (smart-grids, réseau de distribution à très haute tension, bases logistiques, routes d’accès et câbles souterrains…) pour connecter les éoliennes à un réseau élargi, réfléchir à une utilisation directe, en local et à la source, de l’électricité produite.
- Relocaliser sans perdre les bons effets d’échelle : même si toutes les activités ne sont pas relocalisables, il importe de rapprocher production et consommation. Ainsi, certaines manufactures pourraient être rapatriées sur notre territoire national, sans pour autant conserver le gigantisme ders usines chinoises, ni tomber dans le « do it yourself » systématique. L’idée serait de conserver une capacité de production en masse mais sur une échelle beaucoup plus réduite, et d’orienter l’artisanat essentiellement sur la réparation.
- Démachiniser les services : l’envahissement du secteur des services par les machines apparaît comme une hérésie sur le plan des ressources : bornes automatiques, distributeurs de tickets ou de denrées ou encore bornes de commande dans les fastfoods, « on remplace du simple travail humain […], par de la consommation métallique et énergétique » (p.161). Sans compter que si ces métiers étaient la plupart du temps peu qualifiés et peu valorisants, que dire de leurs remplaçants, chargés de la maintenance permanente de ces machines fragiles et capricieuses ?
- Savoir rester modeste : Malgré tous les progrès scientifiques et technologiques, certains phénomène échappent encore (et pour longtemps) à notre compréhension. Par ailleurs, si les progrès récents en matière de traitement de données et de big data permettent le traitement d’une masse inédite de données, l’auteur souligne que ces
« foultitudes de données sont rapprochées pour établir des corrélations statistiques […], mais pas des relations de cause à effet. On constate, on ne démontre pas » (p.166). En résumé : « on ne peut pas tout maîtriser, et cela sera vrai aussi d’une transition vers un monde de basses technologies » (Ibid.).
La vie au temps des low-tech
Mais alors, concrètement, à quoi ressemble une vie basée sur ces sept principes ? Dans la troisième partie, de son livre, l’auteur esquisse le portrait d’un monde où les low-tech seraient entrées dans les mœurs. Bien sûr, il est probable que la réalité en soit quelque peu éloignée. Mais, avant de se poser la question du « comment », Philippe Bihouix prend le temps de décrire le monde vers lequel il serait souhaitable de se diriger. Pour ne pas allonger ce résumé déjà fort long, je présenterai deux exemples marquants.
Agriculture et agroalimentaire
Le premier enjeu est de nourrir l’ensemble de l’Humanité de manière durable, « si possible en produisant des aliments de qualité, bénéfiques pour la santé, et en réduisant l’impact environnemental des activités agricoles » (p.173), notamment par la réduction des intrants (produits phytosanitaires et énergies fossiles) et la protection des eaux et des sols. En aval il faudra, pour la transformation et la distribution des aliments, « réduire la quantité de transports, d’emballages et de déchets générés » (Ibid.). Soit l’inverse de la situation actuelle !
Que proposent les high-tech pour faire face à ces enjeux ? La solution la plus régulièrement mise en avant est celle des OGM. Ces plantes génétiquement modifiées permettraient d’augmenter les rendements tout en réduisant les besoins en pesticides. Or, les OGM ne sont pas intrinsèquement plus productifs que les autres. En réalité, les variétés OGM les plus utilisées sont celles résistantes… à des herbicides (notamment le fameux glyphosate présent dans le Round Up). Dans les pays où elles sont utilisées, ces variétés ont entraîné une hausse des traitements. Il s’agit donc de la poursuite d’une fuite en avant, vers toujours moins de travail humain et toujours plus de machines et de produits chimiques pas ou peu biodégradables et cancérigènes. Tout cela pour une quantité produite similaire ou à peine plus élevée.
Face à cette impasse de l’agriculture productiviste et industrielle, l’auteur propose des solutions « d’une simplicité biblique » :
- Réduction de la taille des parcelles et des exploitations, cultures en mélange, rotations et alternance entre types de cultures, pour diminuer les risques sanitaires, améliorer les rendements et augmenter les besoins en main-d’œuvre.
- Diversifier les productions en replaçant côte à côte les animaux et les plantes : on utilise les effluents des animaux comme engrais naturels, et on supprime les élevages hors-sol industriels générateurs d’épizooties et de pollutions aux nitrates.
- Diminution des besoins en intrants : en remplaçant tout ou partie des engrais par les effluents animaux, en renforçant la biodiversité grâce à la replantation de haies en bordure de champs (où nichent oiseaux et insectes prédateurs qui vont réguler les ravageurs), en pratiquant la permaculture pour le maraîchage…
Ces propositions permettraient de dessiner une agriculture diversifiée, tant sur le plan des paysages que des espèces et des variétés, ainsi que de la richesse de notre alimentation. Une agriculture aussi plus génératrice de main-d’œuvre, facilitant le retour à la terre et repeuplant les campagnes. Une agriculture enfin moins dépendante du pétrole et des produits chimiques, pas forcément intégralement bio mais beaucoup plus respectueuse de notre environnement et de notre santé.
Une utopie occidentale, incompatible avec le besoin de nourrir la planète ? Certains argueront que la baisse de notre production entraînerait des famines dans les pays « en développement » qui dépendent de nos exportations pour s’alimenter. En réalité, non seulement nous jetons déjà une quantité phénoménale de ces surplus (en France 1/3 de la nourriture produite est jetée avant d’être consommée), mais au lieu d’aider ces pays à conserver une agriculture vivrière et autonome nous détruisons par nos exportations leurs structures paysannes et nous les rendons dépendants de nos produits.
Quel impact ces changements auraient-ils sur le réseau de distribution et notre consommation quotidienne ? Un maillage de petites fermes en polyculture-élevage permettra de produire un peu de tout localement, donc de favoriser les « circuits courts », les commerces locaux et les marchés. Quant à notre alimentation, il faudra sans doute accepter de la payer un peu plus cher, mais au bénéfice de la situation des producteurs (et au détriment, fort heureusement, des marges de la grande distribution). Nous consommerons plus de produits frais et de saison, et moins de produits surgelés, bourrés d’additifs ou ayant parcouru des milliers de kilomètres. Les restaurateurs proposeront peut-être des menus moins diversifiés, mais des produits de saison et préparés sur place : c’est grâce au plat du jour que l’on reconnaîtra le talent du chef !
Transports et automobiles
« Il n’existe et il n’existera aucune source d’énergie ou de vecteur énergétique permettant d’offrir à l’ensemble de l’humanité la mobilité moyenne d’un Américain, ou même d’un Européen (et sûrement pas la voiture électrique). La consommation énergétique et métallique est telle que le seul choix est de sortir de la civilisation de la voiture, en tout cas au sens où l’on entend le mot « voiture », c’est-à-dire un objet de l’ordre d’une tonne transportant 80kg de charge utile dans la plupart des cas. » (p. 191). Quelles sont les solutions permettant de sortir de ce modèle insoutenable ?
En termes de déplacements automobiles, seuls 15% sont consacrés aux loisirs ou aux vacances. Eliminer ce « superflu » serait donc autant frustrant qu’inefficace à grande échelle. Pour réduire drastiquement la part des déplacements motorisés, il faut s’attaquer aux 85% restants : trajets domicile-travail, du quotidien (courses, rendez-vous divers, école et loisirs des enfants…). Dans ce domaine, la solution la plus facile et la plus rapide à mettre en place est le covoiturage ou l’autopartage. Mais selon l’auteur, ces pratiques, si elles permettraient de réduire le trafic de 20 à 30%, ne seraient pas suffisantes.
La solution radicale serait alors le vélo, un véhicule léger, simple à réparer, pour lequel de nombreuses innovations de « basses technologies » (vélos pliants, électriques, couchés…) ont été faites récemment et assouplissent son utilisation. Bien sûr, il paraît difficile d’imposer à des banlieusards des trajets de 4h pour se rendre à leur travail tous les jours. Mais pour des trajets de moins de 3km effectués quasiment quotidiennement, ce mode de transport apparaît le plus souple et le plus simple à adapter à nos ensembles urbains actuels.
L’auteur pousse son raisonnement plus loin : en considérant que l’automobile représente 30 à 40% de l’activité totale en France[6], et « si nous étions capables de partager correctement le temps de travail, une fois notre pays débarrassé de la voiture, il ne resterait que deux à trois jours de travail par semaine, juste en économisant le travail généré par notre actuelle liberté motorisée. » (p.197). Autrement dit, une révolution totale de l’organisation du travail !
Philippe Bihouix reconnaît lui-même que sa démonstration est quelque peu fallacieuse. Mais elle a le mérite de proposer une vision claire, réaliste et potentiellement réalisable sans avoir à révolutionner l’urbanisme et les structures sociales – tout en libérant un temps énorme pour chacun.
S’il restera forcément des voitures, pour les services publics ou les déplacements plus long par exemple, elles devraient s’inspirer de « nos regrettées 2CV et 4L, très légères, increvables, construites en acier bas de gamme ou résine, à la motorisation faible » (p. 198). Cela permettrait des économies de carburant importantes, en limitant la vitesse maximale (plus c’est léger et peu équipé, moins on a envie d’aller vite), ainsi qu’une cohabitation facilitée avec les vélos et les piétons (faible différence de vitesse). La mobilité que nous connaissons aujourd’hui serait certes moins grande, mais toujours « formidablement supérieure à tout ce qu’a connu l’humanité à part les deux ou trois dernières générations » (p. 199).
Enfin, sur le plan des transports collectifs, l’autocar reste, par sa flexibilité, sa robustesse et sa simplicité de construction et d’entretien, le meilleur choix. Comme le souligne Philippe Bihouix, « l’énergie totale consommée dépend en gros de trois paramètres : distance parcourue, masse transportée et vitesse » (p. 199). Il faudra donc se résoudre à réduire la vitesse et le trafic pour les liaisons ferroviaires, dont les réseaux nécessitent un entretien coûteux et régulier. En clair, voyager beaucoup moins souvent sur de longues distances et de manière beaucoup plus lente.
Et maintenant, concrètement, on fait quoi ?
A présent que le tableau d’un monde low-tech est posé, comment le mettre en œuvre ? Nombre des propositions étudiées par Philippe Bihouix vont totalement à l’encontre de notre société, notre économie et nos politiques actuelles. « Un tel « programme » peut-il susciter l’enthousiasme, a minima être socialement acceptable ? » (p. 268).
Statu quo, attentisme, fatalisme, survivalisme… ou évolution ?
Il faut admettre qu’une transition d’une telle complexité est quasiment inimaginable à l’heure actuelle. Pour autant, peut-on se permettre un statu quo ? On peut examiner la situation actuelle sous plusieurs facettes, qui toutes nous laissent à penser qu’elle ne pourra pas perdurer. D’un point de vue « marxiste », c’est la politique monétariste, volontairement entretenue pour maintenir une pression à la baisse sur les salaires (baisse des charges patronales) tout en encourageant l’endettement des ménages pour augmenter leur pouvoir d’achat (stimulation de la demande), qui en est la principale cause. D’ailleurs, l’Etat ayant pris à sa charge une partie de cette dette, c’est maintenant lui qui risque la banqueroute.
Du point de vue de la demande, on peut aussi arguer que les ménages (notamment dans les pays occidentaux), sont déjà suréquipés en biens matériels : le potentiel de croissance est bien faible, sauf à maintenir l’obsolescence programmée. Donc augmenter les risques écologiques, et la pression sur les ressources non-renouvelables.
En suivant, du point de vue de l’offre, le maintien d’une consommation effrénée suppose toujours plus d’extraction de matières premières, une tension grandissante sur leur prix et leur disponibilité, une raréfaction, bref une crise de l’offre menaçant également le système.
Enfin, « nous sommes devenus des consommateurs « tyrans », nous voulons la qualité, l’efficacité, la réactivité, la disponibilité, la vitesse, la serviabilité, partout et tout le temps, et cela à des prix les plus bas possibles. Mais nous oublions que, au niveau sociétal, ce que nous exigeons comme consommateurs nous impacte comme producteurs » (p. 273). En bref nous voulons le beurre, l’argent du beurre, le sourire de la crémière alors que nous sommes nousmêmes de l’autre côté du comptoir lorsque nous sommes au travail…
Face à ce constat, difficile de rester optimiste ! Il est fort tentant de sombrer dans des attitudes de déni, « en profiter tant que ça dure » ou bien se barricader en attendant la fin du monde. Mais ces attitudes sont encore moins enviables que le satu quo, car même dans le cas d’une apocalypse ou d’un effondrement brutal, le survivaliste ne survivra que jusqu’à sa dernière boîte de conserve, sa dernière balle ou sa dernière flèche… Dans tous les cas, il nous faudra tout de même « faire société », pour le pire comme pour le meilleur (les amateurs de The Walking Dead en conviendront).
Plus vraisemblablement, nous serons témoins d’une « lente submersion, peut-être à l’échelle d’une vie humaine. […] Pourquoi ? Parce que nous négligeons la grande élasticité de notre consommation » (p.277). Particulièrement en Occident, nous pourrons réduire notre train de vie assez aisément sans pour autant se retrouver dans le besoin extrême. Par contre, il est probable qu’un scénario d’adaptation « forcée » ne fasse qu’aggraver les inégalités, entraîner des émeutes et autres mouvements violents, et asseoir un peu plus le pouvoir des plus aisés d’entre nous – qui feront tout pour protéger leur pré carré jusqu’au bout.
Lever les freins à la transition
Une fois les autres alternatives écartées, quatre grands problèmes doivent être résolus si l’on envisage sérieusement d’organiser une transition radicale vers une société low-tech.
1) L’emploi :
« La défense de l’emploi est l’argument numéro un invoqué pour continuer à accélérer malgré le mur, et empêcher toute radicalité dans l’évolution réglementaire » (p. 280). En effet, c’est souvent sous couvert de la protection de l’emploi et de la lutte contre le chômage que l’on entretient (ou que l’on relance) de nombreux secteurs d’activités. Y compris les plus polluants et les moins efficaces…
Or, la croissance tant louée est justement destructrice d’emplois, et le chômage de masse n’est entravé que par deux artifices. D’un côté, par la multiplication des besoins et l’augmentation de la consommation matérielle. De l’autre, par la complexification du système, public comme privé, où sont créés toujours plus d’emplois « intermédiaires » – ou de bullshit jobs si l’on veut être moins politiquement correct[7]. Dans le même temps, la compétition généralisée « empêche de répartir équitablement le travail, et la surconsommation de profiter sous forme de loisir des gains de productivité » (p. 283).
Mais le travail conserve une place prépondérante dans notre société. Si l’on envisage sérieusement cette transition, il faut trouver les moyens concrets de gérer la perte, le reclassement ou l’évolution des emplois : un salaire à vie, un revenu universel de base, la réduction et le partage du temps de travail, la formation et redistribution de la main d’œuvre…
Dans le même temps, pour éviter que la disparition de certaines activités (par exemple la vente d’armes), ne mette en danger l’équilibre de notre balance commerciale il faudrait progresser de manière prudente, et compenser par la diminution de certaines importations, voire la relocalisation complète de certaines productions (les manufactures par exemple).
Enfin, si la consommation peut être génératrice de travail, l’arrêt de certaines productions « ostentatoires » pourrait permettre d’économiser du temps de travail : « combien de jours travaille-t-on dans l’année pour « payer » les avions privés et les loisirs de nos milliardaires ? […] Dans certains pays du Sud, exploités à travers le prix d’achat dérisoire des matières premières » (p. 289), cela représente sans doute beaucoup de temps…
Au final, quel serait l’impact sur l’emploi d’une transition low-tech ? Pour Philippe Bihouix, « les effets « négatifs » sur l’emploi seraient principalement induits par la réduction globale des besoins et par la disparition d’une partie de la consommation » (véhicules individuels et énergie). D’un autre côté, « les effets « positifs » seraient au contraire une certaine « démécanisation » dans l’agriculture, l’industrie et les services ; le développement, l’apparition ou la réapparition de services d’entretien, de dépannage et de réparation ; le meilleur partage du temps de travail offrant la possibilité de « ralentir » […] » (p. 291).
Si l’on quantifie le résultat global, il est probable que l’on observerait les résultats suivants :
- Une hausse de la main d’œuvre dans l’agriculture et l’agroalimentaire (de 1,2 millions à 3 ou plus), grâce à la relocalisation et la démécanisation ;
- Une légère baisse des emplois liés à l’industrie et à la construction (de 4,5 millions à 4 ou moins), avec d’un côté une baisse de la production et des constructions neuves mais de l’autre plus de réparation, de dépannage et de rénovation ;
- Une forte baisse dans les services marchands et le secteur tertiaire (de 9,6 à 7 millions ou moins), grâce au recul de la grande distribution, des transports, et de la disparition de beaucoup de professions intermédiaires dans les services ;
- Une diminution probable pour le reste des activités : administration, enseignement, santé, divertissement… Cette dernière évolution est la plus dure à quantifier, car elle dépendra beaucoup de l’orientation et des choix sociétaux qui seront faits. Notamment la part salariée ou non salariée des activités domestiques, la répartition des tâches « ingrates » ou encore l’arrêt de la marchandisation de certains services (faire promener son chien gratuitement…).
Conclusion de Philipe Bihouix : « In fine, nos 26 millions d’emplois à plein temps (et les 3 millions de chômeurs, plus les non-inscrits et les temps partiels subis) pourraient devenir, disons, de 20 à 23 « équivalent emplois », soit, en répartissant équitablement les efforts, autour de trois jours de travail par semaine pour chacun. […] Débarrassés des voitures, des babioles importées, des écrans plats intempestifs, nous pourrions consacrer notre temps retrouvé à jardiner, à lire, à passer du temps ensemble, à restaurer nos paysages et nos villes, à nous déplacer plus doucement, bref, à embellir nos vies » (p. 297).
2) La mondialisation
La globalisation de l’économie et les interactions multiples entre Etats sont souvent cités, à juste titre, comme d’importants freins au changement : à quoi bon se lancer dans la transition ni nous sommes seuls ? Les autres pays nous laisseraient-ils seulement le faire ? La tentation est forte d’essayer de construire une sorte de « gouvernance mondiale salvatrice ».
Mais comme le souligne l’auteur, l’exemple de l’échec des mesures climatiques comme le protocole de Kyoto ou les dysfonctionnements permanents de l’Union Européenne montrent « qu’on ne se mettra jamais d’accord avec cent quatre-vingts autres pays, […] et ce quel que soit le niveau de dégradation de la planète. […] Il ne s’agit alors pas de tenter un stupide repli nationaliste, mais de reconnaître les limites du faisable […] et de trouver ce que nous pouvons construire intelligemment avec nos voisins et partenaires » (p. 298).
D’un autre côté, si les initiatives individuelles peuvent être exemplaires et apporter un désir de changement bienvenu, elles ne suffiront pas non plus pour faire pencher la balance dans le bon sens. Comme le souligne Philippe Bihouix, « nous vivons dans un marché de l’offre, pas de la demande, le système économique et industriel est poussé par les producteurs, et les consommateurs subissent. Contrairement à l’adage, le client n’est pas roi mais achète ce qu’il trouve » (p. 298).
La solution est plutôt à chercher sur une échelle intermédiaire, « qui pourrait aller d’une région à un groupe de régions à un Etat ou un petit groupes d’Etats […] » (p. 299). Pourquoi ?
Parce que cette échelle se base sur un contexte géographique, historique et économique cohérent : « chaque pays, chaque territoire possédant une histoire et une situation propres, il ne peut y avoir de solution planétaire « toute faite » » (p.299).
De plus, l’Etat et les collectivités locales y restent souvent des acteurs majeurs via la production des normes et leur capacité d’achat et d’investissement. Sans compter que la plupart des biens et services échangés le sont encore sur un plan national ou frontalier, de voisin à voisin. Enfin, de nombreuses politiques, notamment celles d’aménagement et d’urbanisation, ne relèvent que d’une souveraineté nationale.
Cette « relocalisation » ne s’apparenterait pas à du nationalisme ou un repli identitaire, même avec le rétablissement de barrières douanières : « le protectionnisme est pratiqué sans vergogne à peu près par tout le monde sauf l’Europe, à commencer par les Etats-Unis et la Chine. Des barrières douanières ne signifient pas une économie fermée. Les importations et exportations continueront à exister, mais sous une forme qui devrait se rapprocher de l’ancien « commerce au loin », où l’on échangeait en général plus de matières premières que de produits finis » (p. 302). Dès lors, pourquoi s’en priver ? Cela aurait également pour effet d’amener d’autres pays à s’aligner s’ils veulent commercer et accéder à notre marché. Ainsi, peut-être même pourrions-nous générer une sorte d’effet domino, et par l’exemple inciter d’autres pays à suivre la même voie.
3) La mutation culturelle et morale :
Une société low-tech doit aussi poser la question de l’utilité sociale des métiers. En particulier, elle suppose de renverser notre système de valeurs, et de redonner leurs lettres de noblesse aux métiers dits « manuels » : « cela passera sans doute au moins par la réduction des écarts de rémunération » (p. 305). Pourquoi ne pas imaginer une école qui formerait à la découverte des métiers manuels et de l’artisanat, sans pour autant empêcher de suivre des études plus poussées, en sciences sociales ou humaines par exemple ? Dans une société lowtech, plus besoin d’une spécialisation et d’une complexité toujours plus grandes dans la formation et l’évolution professionnelle.
Concernant l’école et le contenu de l’enseignement, Philippe Bihouix identifie deux travers qu’il convient de combattre et d’inverser :
- « L’utilitarisme d’abord : […] le but de l’école est de fournir la meilleure « employabilité » en sortie de cursus […]. Dans cette logique, on se concentre sur les matières réputées « plus utiles », avec nette prédominance des enseignements scientifiques. […] Au lieu de construire des têtes bien faites (mais avec le risque d’élever leur niveau d’esprit critique) […] » (p. 308). L’auteur suggère de mettre au contraire l’accent sur le savoir-être, l’éveil de la curiosité et la culture au sens large. D’ouvrir les enfants au monde en liant découverte de métiers et apprentissage des sciences et techniques.
- « Le consumérisme ensuite. L’école n’est plus une institution qui impliquait des droits, mais aussi des devoirs, elle est devenue un lieu de « consommation de savoir » » (p. 309). Le respect des enseignants, leur niveau de rémunération et leurs conditions de travail sont loin de permettre une éducation de qualité. L’effort et le mérite doivent également retrouver leur importance, au lieu de la réussite facile encensée par les médias.
4) Rendre la transition désirable :
Pour inciter la majorité à changer son mode de vie, il faut dépasser le discours catastrophiste, et rendre une société low-tech désirable. Notamment, arriver à montrer ce que nous avons à y gagner : « si j’enfourche mon vélo seul, je suis, comme dans le dilemme du prisonnier, le perdant, et je me retrouve avec tous les inconvénients […]. Mais si tout le monde arrête en même temps, alors là c’est autre chose ! La fin du bruit, de la pollution, d’une bonne partie du stress, puis [le retour du] chant des oiseaux […] » (p. 311).
Après tout, le monde tel qu’il (re)deviendrait n’est pas si éloigné que cela de nous dans le temps, il suffit d’écouter nos grands-parents. Est-ce si terrible de renoncer à une partie de notre confort matériel, en sachant que nous conserverons la plupart des avancées (techniques, médicales, etc.) des 70 dernières décennies, pour retrouver un rythme de vie bien plus humain ?
Enfin et surtout, cela redonnerai un but, un projet commun, un « espoir et un projet de vie, notamment aux plus jeunes […] qui se sont mithridatisés au rythme des rubriques « société et environnement » des médias » (p. 312).
Conclusion : passer à l’action !
Résumons. Pour devenir acteurs de la transition, nous devons commencer par réfuter et dénoncer les discours de ceux qui prétendent sauver la planète en conservant notre niveau de vie et de consommation actuels. En bref, revoir nos besoins plutôt que de tout fonder sur la technique et les high-tech : « partout, quand c’est possible, à toutes les échelles territoriales, à la maison, au travail, en famille, pour les loisirs, ralentissons, simplifions, débranchons, réduisons » (p. 319).
Philippe Bihouix nous invite à se réinventer, à s’interroger, à questionner et à inspirer tout autour de nous : « est-ce que je peux faire sans ? Est-ce que je peux faire moins ? Est-ce que je peux faire plus simple ? Et d’ailleurs, pourquoi est-ce que je dois faire ? Et ne pourrais-je faire avec ce qui existe déjà ? » (p. 320).
Surtout, agissons collectivement, et soyons exigeants avec nos élus et nos responsables. Si certaines préconisations de l’auteur peuvent paraître liberticides, il rappelle que « le principe fondamental, hérité des Lumières dont nous sommes encore si fiers, c’est bien que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres […]. Comment accepter dans ces conditions l’existence d’une classe d’ultrariches ? » (p. 322).
En dernier lieu, c’est notre faculté à rêver et à nous réinventer qui déterminera les orientations à venir. Rêvons, certes mais ne dormons pas : à nous de jouer !
[1] Philippe Bihouix, L’âge des low-techs, Le Seuil, Paris, 2014, p. 113.
[2] Dominique Méda, La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion, 2013.
[3] Our Common Future, Commission Mondiale sur l’environnement et le développement, ONU, 1987.
[4] Des organismes comme l’Agence Internationale de l’Energie, le Giec, l’ONU et bien d’autres sont régulièrement cités au fil de l’ouvrage.
[5] Bea Johnson, Zéro Déchets, J’ai Lu, Paris, 2015. L’autrice énonce 5 principes du mode de vie « Zéro déchets » : refuser, réutiliser, réparer, recycler, composter.
[6] En incluant la fabrication des voitures, les réseaux techniques et commerciaux (concessionnaires, garages, système pétrolier, construction puis entretien des routes et infrastructures…), les activités de contrôle, de régulation et de gestion des conséquences (police, santé, administration, ravalement d’immeubles et traitement des eaux, coût des forces armées pour sécuriser les approvisionnements…). Voir pp. 195-197.
[7] David Graeber, On the phenomenon of Bullshit Jobs, Strike Magazine, 2013.